Y a-t-il quelque chose de plus ancien, dans notre quotidien d’aujourd’hui -en tout cas dans sa partie culturelle- que l’agriculture ? Domestiquer la plante pour la reproduire et s’en nourrir, domestiquer l’animal pour se nourrir de son lait, de ses œufs ou de sa viande… Y a-t-il quelque chose de plus basique ? Alors, pourquoi entend-on autant dire que l’agriculture est “en pleine mutation” ? Sommes-nous, comme certains l’affirment, à l’aube de la troisième révolution agricole ? Celle du numérique ? Plus que jamais, l’agriculture semble surtout traversée et tiraillée par des courants contradictoires.
Cette semaine, deux événements majeurs pour les agriculteurs passent inaperçus au milieu du vacarme de la campagne présidentielle. D’un côté, la FNSEA vient d’élire Christiane Lambert 1 à sa tête, en remplacement de Xavier Beulin décédé il y a deux mois. De l’autre côté, la Confédération Paysanne tient son congrès national à Muzillac (Morbihan), sur le thème du revenu. Un revenu pour les paysans, une revendication incroyable tant cela devrait être évident, et pourtant. Comme si on avait fini par trouver normal, crise après crise, qu’un agriculteur ne retire pas de son activité un revenu suffisant. Comme si on avait oublié cette idée pourtant simple : on travaille avant tout pour gagner sa vie.
La Confédération Paysanne n’est certes pas la seule à parler de revenu ; cette revendication est portée par tous les syndicats. Les divergences se situent plutôt sur le terrain des moyens à mettre en œuvre. “Agriculture paysanne” pour la “Conf'”, autrement dit des petites structures (dont on sait qu’elles sont créatrices d’emplois), de la commercialisation en local, de l’agriculture fermière ou biologique. Compétitivité pour la FNSEA 2, c’est-à-dire agrandissement des fermes, économies d’échelle, éventuellement robotisation, numérique à tous les étages. Le discours porté par cette dernière est aussi celui de la majorité des chambres d’agriculture (puisqu’elles sont presque toutes dirigées par des représentants de la “fédé”) : agriculture de précision, avec déploiement de drônes, GPS, puces électroniques, satellites et autres applications pour smartphone. Une agriculture qui se targue de ne plus mettre un gramme d’azote en trop dans les champs grâce à la technologie (autant pour des raisons économiques qu’environnementales) mais ne prétend pas créer beaucoup d’emplois par ailleurs. Mais une agriculture qui n’est pas forcément à la portée de tous, puisqu’elle requiert des compétences en informatique et une aisance certaine avec les “nouvelles” technologies.
Ces deux chemins sont différents, peut-être partiellement compatibles 3, fortement divergents sur l’essentiel. Et c’est à tel point qu’on se demande ce que cela peut devenir concrètement sur le terrain. Jusqu’où iront les évolutions des uns et des autres ?
Est-ce une querelle ? Une guerre ? (Une guerre pour les terres, notamment ?) Ces différents courants peuvent-ils cohabiter à long terme ? L’industrialisation extrême, renforcée par l’informatisation, aura-t-elle raison de l’agriculture paysanne ? Ou au contraire, l’agriculture paysanne restera-t-elle seule debout, à côté des cadavres terrassés par une énième crise des colosses aux pieds d’argiles que sont ces fermes de plus en plus gigantesques et endettées ? Car la technologie a un coût, pas toujours amortissable… et les prix de vente sont de plus en plus fragiles. Après avoir été poussé à l’extrême, le balancier du numérique reviendra-t-il en arrière vers une position plus modérée ?
L’agriculture étant un des fondements de notre société, puisqu’elle produit la nourriture, essentielle à la vie, elle est inévitablement au centre des interrogations sociétales et des évolutions qui nous traversent. Elle en est aussi un des reflets, semble-t-il. Alors ? Smartphone ou simplicité volontaire ? Appartement “domostisé” ou maison en paille ? Transhumanisme ou retour à la nature ? Tracteur hyperconnecté ou traction animale ?… Je n’ai bien sûr pas de réponse mais j’observe que ces questions, pour être binaires, ne sont pourtant presque pas caricaturales. Seule l’évolution, d’une rapidité vertigineuse, est certaine. Où allons-nous ? Et que voulons-nous ? Mon seul regret est que personne (ou si peu) ne semble décidé à s’arrêter, juste un moment, pour y réfléchir.
Notes:
J’apprécie toujours autant vos articles, surtout lorsqu’ils mettent des mots sur ce que je ressens et observe au quotidien.
Je n’ai pas de réponse non plus mais je suis persuadée de notre intérêt à produire du qualitatif et non du quantitatif.
Après, à voir comment on s’y prend.
Merci. tout est dans le “voir comment on s’y prend”, oui…
Vaste débat Philomménne !!!
Mais là avec la régionalisation et tout ce qui en découle, j’y vois un sursaut de protectionnisme autour de l’agriculture productiviste, polluante et non créatrice d’emploi, ni même de valeur ajoutée pour l’agriculteur …
Et encore une fois pour moi c’est le monde agricole qui continue à se tirer une balle dans le pied, pour qui, pour quoi ???
Pour des intérêts financiers qui les dépassent !!!!
Alors, j’aimerais croire à l’essor d’une agriculture durable et de proximité !
La productivité, rivaliser avec le Brésil ou l’Argentine, beau discours!
Allez lire ce qu’écrit Marc Dufumier, professeur d’agronomie comparée à Paristech Grignon. Il connaît les conditions d’exploitation dans ces pays et nous n’aurons jamais les mêmes chez nous. Nous ne serons jamais à leurs prix !
Un stratège d’entreprise dirait qu’il ne faut pas chercher à lutter quand on n’en a pas les moyens, on reste sur son marché local ou une niche à l’export.
Les stratèges de la FNSEA veulent que les agriculteurs français soient au même prix que ceux qui ont 3000 hectares d’un seul tenant autour de leur ferme, sans routes ni villages. Il est normal que les agriculteurs français soient obligés de se priver de revenus : ils ne peuvent pas utiliser des engins à grande largeur, traiter par avion et autres joyeusetés des Amériques
Vu l’envahissement des rayons par des produits importés, les marchés locaux sont loin de la saturation.
Dans le Monde entier, l’image de la France n’est pas la production standard mais le luxe, la gastronomie fine. Dès qu’un pauvre trouve de l’aisance (et des millions de personnes dans le Monde dépassent chaque année le seuil de survie) il a envie de se faire plaisir. La variété de nos productions,la richesse de notre gastronomie pourraient y répondre mais les stratèges préfèrent exporter des bateaux de blé à prix de braderie.
Quelle sera la stratégie de Madame Lambert, désormais réelle ministre de l’agriculture ?
Jusqu’à présent ce syndicat a tout fait pour faire diminuer le nombre de ses adhérents, Madame Lambert va-t elle continuer ?
Bon, OK, vous avez le droit de râler.
Maintenant que c’est fait, que proposez-vous ?
Je ne fais pas confiance aux urnes pour changer le monde mais au Peuple.
Ce que je propose ? Avec mes petits bras, je ne peux pas faire grand chose, si ce n’est informer, comme vous, mais avec mes mots d’autodidacte (pecnodidacte est plus exact).
Ce que j’ai écrit me semble aller au delà du discours râleur du gaulois. Pouvez-vous développer ce que j’ai écrit ou y êtes vous opposée (c’est votre droit) ?
Ne comptons pas sur ceux qui perçoivent de confortables émoluments en présidant ou administrant les coopératives et autres structures pour scier la branche sur laquelle ils sont assis. Il faut que les idées se répandent pour que les bases (agriculteurs comme consommateurs) fassent bouger.
Bonjour Philomenne,
Je ne pense pas qu’il faille regarder la situation de manière binaire. Il est vrai que lorsque l’on écoute les porte-paroles des deux principales organisations syndicales, on serait tenté de n’y voir que deux extrêmes englués dans leurs idéologies respectives et donc totalement irréconciliables. Mais sur le terrain, la base paysanne de ces organisations est beaucoup moins sectaire que leurs représentants, et la frontière devient poreuse entre les différents courants de pensés.
En fait, je crois que nous atteindrons naturellement l’équilibre entre la haute technologie et les savoir-faire ancestraux, entre la productivité et l’environnement. En revanche la rapidité à laquelle nous atteindrons ce point d’équilibre dépend de nous mais également de la politique agricole des prochaines années, et compte tenu des résultats du premier tour de la présidentielle, je suis très pessimiste.
Nous pourrions un jour regretter l’époque de l’opposition binaire. Le nouveau président n’a que foutre de la ruralité. La Rotonde, Rotschild lui plaisent plus que nos champs. Il est très fort, les dirigeants syndicaux de salariés ont appelé à voter pour un type qui a mis dans son programme l’abolition du Code du travail par ordonnances. Les syndicalistes agricoles attendent quelques miettes, quelques postes.
Les multinationales se frottent les mains, les paysans vont disparaître et la croissance est promise pour les financiers. Les néonicotinoides font crever les pollinisateurs, ils vendront des robots pollinisateurs. Merci Macron, il est génial en faisant disparaître les entraves au business.
C’est bien le système politique qui est à bout. Tiendra-t il 5 ans ? Qui tirera les marrons du feu ?
Bonjour Philo, tu as bien posé le problème, mais les réponses sont beaucoup plus complexes. Car, une fois, tu es engagée dans une solution agricole, difficile de changer d’orientation rapidement.
L’idéal serait de rester à échelle très humaine, mais comment faire en polyculture où il faut beaucoup d’investissements. Un ami de mon fils travaille avec son père (salarié), le père a voulu agrandir de plus en plus son troupeau laitier. Or, deux années de suite de météo très défavorable, sans compter 2013 avec la grêle d’août qui avait détruit tout le maïs, vont être très difficiles pour eux de perdurer sans casse.
Les politiques agricoles encouragent à toujours plus s’agrandir (niveau européen).
Il faudrait qu’elles deviennent plus réalistes
Merci pour tous tes posts, Philo!!
Ah oui, d’ailleurs tu auras noté que je n’en ai pas proposé, des solutions ! Et je m’en garderai bien. Notamment parce qu’elles sont sûrement individuelles…
Bonjour, pour moi ce qui différencie les “deux positions”, c’est que, une n’a rien à vendre, l’autre à tout y gagner (financièrement).
Une agriculture “connectée”, ce n’est en aucun cas une nouvelle façon d’aborder l’agriculture, ni une quelconque révolution, c’est de l’agriculture conventionnelle, lourde, polluante, inefficace passée au hightech-washing. Tout au plus, cela permettra de rajouter à la liste des maladies professionnelles, celles dues à la sur-exposition aux ondes électromagnétiques !
Comment un agriculteur qui ne s’en sort pas ou à peine, peut croire qu’une partie de la solution est un bidule en plastique, qui coûte un bras, in-recyclable, truffé d’électronique et de métaux rares, émettant des ondes à tout berzingue, fabriqué à l’autre bout de la planète par un enfant-esclave qui sera mort à 20 ans, intoxiqué au mercure? Mais comment, on peut imaginer un truc comme ça ? A part, un vendeur de drones ?
Si un agriculteur a besoin d’un gps pour savoir où il est dans son champ, c’est que son champ est trop grand et en mono culture, qu’il n’a plus de repères (haies bosquets, fossés, marécages, donc plus de biodiversité. Autant dire un agriculteur en faillite ou pré-faillite… . Un paysan digne de ce nom doit être le plus autonome possible, et doit absolument tendre à fermer ses boucles, (garder les nutriments, recycler les déchets, de pas dépendre d’intrants extérieurs).
La véritable révolution verte à l’oeuvre, dont ses marchands de tapis ne parlent pas, et pour cause, car ce n’est pas une agriculture d’outils, de matériels, de produits à vendre, c’est l’agriculture systémique, holistique. Une agriculture plus féminine si j’ose dire, qui cherche moins à contrôler qu’à comprendre, moins à dominer, à imposer qu’à adapter et à utiliser.
C’est passer de: combler la zone humide en bas du champ parce que j’ai décidé de faire du blé, à, comment je peux entrer dans cet écosystème de zone humide, qu’ est ce que je peux produire avec ? C’est ce changement de regard qui est en train de faire muter notre agriculture.
Faire avec la Vie, qui depuis 3,8 milliards d’années expérimente, teste, échoue et réussie.
Tout est là, le cycle du carbone, de l’azote, de l’eau, l’humus, la photo-synthèse, les mycorhises, le potentiel redox… Ce dont notre agriculture a besoin c’est de connaissances sur le vivant et de nouvelles pratiques en accord avec son fonctionnement. Et certainement pas d’un gadget pour faire encore plus efficacement ce qui ne marche pas.
Ce n’est une vision technophobe, au contraire, c’est l’exigence d’une technologie du vivant et pas d’une technologie marchande. Voici une parabole de Francis Hallé, spécialiste des arbres, que j’aime bien; un cahier des charges imaginaire proposé à un architecte, où il s’agirait de construire une structure; d’une hauteur de 60 mètres, pour une emprise au sol de 2 mètres de diamètre, avec 15 hectares de panneaux solaires, qui suivent la course du soleil, régulent l’humidité, découpés, souples et bien fixés, entièrement bio-dégradables, des fondations de 3 mètres de profondeur dans un sol toujours meuble et très humide, édifiée, silencieusement, avec des matériaux gratuits, prélevés sur place, capable de s’auto-réparer et se reproduire seule, dont les plans doivent tenir dans une boite de moins de 1 centimètre de diamètre et il doit suffire de jeter cette boite au sol avec un peu d’eau pour que l’auto-construction commence…..le tout favorisant la bio-diversité et stockant du carbone…
Maxime
Bonjour
Je viens de découvrir votre blog très intéressant auquel je viens de m’inscrire.
Le questionnement sur l’évolution de agriculture me paraît essentiel et il recouvre de multiples aspects: économique, technique, humain, sociologique, démographique, écologique, politique, éducation. La nécessité d’une mutation est motivée par les limites des modèles productivistes actuels et auxquelles se heurte la production agricole avec de nombreux symptômes qui appellent une transformation: endettement, revenu agricole, baisse de la qualité, accroissement de la demande mondiale, changement climatique, dépendance non durable sur l’agrochimie, , déséquilibre des revenus dans la chaîne de valeur au profit des fournisseurs et de la distribution, appauvrissement des sols et de la bio-diversité, impacts sanitaires. Les actuels états généraux de l’alimentation visent justement à réfléchir et à proposer des actions correctives.
Je voudrais aborder la mutation par un des aspects qui me semble essentiel et qui est celui du savoir. L’agriculture étant essentielle à la vie animale donc à l’homme doit se penser intrinsèquement comme une activité durable sauf à faire l’autruche et ne considérer que des impératifs de court terme ayant très peu de chances d’être tenables pour les siècles et millénaires à venir de l’humanité. Après guerre, la révolution verte a permis des rendements exceptionnels au prix d’une nouvelle dépendance des agriculteurs sur la chimie et la mécanisation. Une étape récente autour des semences a introduit une dépendance supplémentaire sur les semenciers et leurs “packages” intrants + semences. La conséquence est un endettement accru des agriculteurs. Comment sortir des impasses actuelles si ce n’est par la connaissance et l’intelligence?
L’agriculture est un processus de transformation réduit et simplifié depuis un siècle environ à des fonctions basiques: chimie, standardisation, mécanisation. La dimension durable totalement ignorée a conduit a une fragilisation extrême et paradoxale d’un processus censé assuré la vie de toute l’humanité… cherchez l’erreur… Un retour à la raison et à l’intelligence s’impose. Il faut penser la réduction voire l’élimination des dépendances qui fragilisent le processus en vue d’assurer sa durabilité. Passer de l’ultra simplification conventionnelle à la compréhension de systèmes complexes (écosystèmes, sols, faune, flore, climat, bio diversité, cycles courts) est un changement de paradigme. La réappropriation des connaissances par le monde agricole est un impératif à l’opposé de l’ignorance ayant mené à sa totale dépendance.
Un mouvement dans cette direction existe aujourd’hui et il ne demande qu’à se développer pour supplanter les errements des décennies passées.