On pensait faire un métier technique et on se retrouve à faire un métier “relationnel”. Cette pensée m’est venue alors que je faisais le tour d’un certain nombre de blogs que j’aime lire et qui ont en commun d’être centrés autour d’une profession1. Mais finalement, ce n’est pas la seule chose qui les rapproche. Il me semble que tous ces métiers ont également en commun d’être en apparence essentiellement techniques : les médecins apprennent à diagnostiquer et soigner, les sage-femmes apprennent les techniques du suivi de grossesses, de l’accouchement et du post-partum, les vétérinaires apprennent à soigner les animaux, les avocats apprennent le droit et la plaidoirie, les techniciens agricoles apprennent le suivi d’un troupeau ou d’une culture (liste non exhaustive). Et pourtant, parce que leur métier se passe dans la relation avec un patient/un client, tous se retrouvent à “pétrir de l’humain”, souvent sans avoir été formés pour, ni même parfois avoir été avertis. En tout cas, moi on ne m’avait pas prévenue ; tout au plus l’offre d’emploi mentionnait-elle des “qualités relationnelles”, sans précision et sans qu’il y soit jamais fait allusion par la suite, ni pendant l’entretien d’embauche, ni après. Et de formation, point.
Longtemps, j’ai cru que je ne possédais pas ces fameuses “qualités relationnelles”. Je ne me trouvais pas douée. Je fantasmais le “parfait relationnel”, idéal inaccessible parce qu’inexistant dans la réalité, comme tout ce qui est parfait. C’est en lisant ces différents écrits que je m’aperçois que je ne suis pas différente des autres. C’est-à-dire que parfois c’est bien et parfois moins. Parfois je me plante franchement et d’autres fois, j’arrive à trouver les mots qui permettent d’avancer. Mais surtout, je réalise que tout le monde est dans la même position au sein de larelation de soin (j’utilise le mot “soin” dans un sens très, très large, en l’occurrence), à savoir que celui qui est censé apporter une aide, une analyse, une information, un conseil, arrive avec son vécu, ses émotions, ses convictions, son désir d’être, si ce n’est aimé, du moins reconnu et apprécié. Toutes ces caractéristiques singulières font que chacun réagira différemment dans une même situation et influencent l’attitude que l’on aura dans la relation.
On pourrait croire qu’un technicien qui vient pour parler des vaches n’a pas tellement à s’occuper de l’éleveur. Et pourtant. L’agriculture est un métier dans lequel on s’investit à fond, sans compter ses heures. C’est d’autant plus vrai quand il s’agit d’élevage, parce qu’alors, il y a des astreintes, les animaux qui réclament du temps, de l’attention, de l’affectif. Donc on ne peut pas être que dans la technique. On est face à un être humain singulier, qui a des objectifs, des préférences, des refus et, tout comme nous, un vécu et des émotions qui influenceront ses attitudes et ses réactions.
La question qui se pose alors est la suivante : comment travaille-t-on/peut-on travailler dans ce contexte ? En lisant la série en cours de Martin Winckler sur les médecins maltraitants, le billet de Borée à ce sujet, les différentes réactions suscitées… il m’a semblé que cette notion de maltraitance pouvait très largement dépasser le cadre de la seule médecine. Sachant que je distingue le manque de compétence (la technique n’est pas au point) et la maltraitance (qui se situe dans le comportement), dans le conseil en élevage, la maltraitance peut prendre plusieurs formes : le mauvais conseil, pas de conseil du tout, le jugement, la non prise en compte des impératifs de l’éleveur à ce moment présent… Un conseiller d’élevage peut être maltraitant2, oui, quand il n’écoute pas, se dérobe, quand il est péremptoire, quand il veut imposer… Est-ce que j’ai été maltraitante ? J’espère pas trop, mais ça a bien dû m’arriver. Je pense ne pas l’avoir été toujours.
Et quels sont ceux qui risquent le plus d’être maltraitants ? Même si tenter une typologie présente l’inconvénient d’être inévitablement réducteur, il me semble que l’on peut tout de même dégager quelques profils :
– L’éleveur frustré : il ne s’est pas installé, quelle que soit la raison, ou il a dû arrêter son métier d’éleveur parce qu’il a fait faillite ou que sa santé ne suivait pas. Reconverti comme technicien, il donne un conseil du type “si c’était mes vaches”. Donc il n’écoute pas, ne tient pas compte de celui qui est en face de lui. Il conseille ce qu’il ferait ; parfois ça tombe juste et souvent, pas.
– Le technicien blasé : des années (ou parfois juste trois !) qu’il fait ce boulot, il a déjà tout vu et plus rien ne l’étonne. Il ronronne. Il fait son travail toujours de la même manière, de mois en mois et d’année en année. Ne pas sortir des rails, surtout ne rien changer. Il ne va plus voir les génisses ou alors un coup d’œil en passant. Il s’embourbe dans la routine résultats-quota-ration. Ça nous est tous arrivés dans les périodes de fatigue… c’est plus gênant quand c’est un mode de fonctionnement habituel.
– Le phobique du facteur humain : l’éleveur dit “Ma femme m’a quitté, mes enfants ne me parlent plus, j’ai eu huit mammites dans le mois, mes comptes sont dans le rouge, j’ai envie de mourir.” Par exemple. (Caricatural mais pas tant que ça). Il répond : “je te fais une ration”. Ou alors il ne répond rien parce qu’il ne sait pas quoi répondre. Il fuit. A sa décharge, il n’a reçu aucune formation pour faire face à ce genre de situation et tout le monde n’est pas doué pour cela. Il n’a pas de personne ressource à qui s’adresser non plus. En revanche, on le noie dans les formations commerciales qui ne lui sont, en l’occurrence, d’aucun secours.
– Celui qui considère que comme c’est son secteur, c’est “son” éleveur, donc “ses” vaches. Et oublie que le travail est fait essentiellement par celui qui se lève tous les matins pour aller traire. On lui demande “Je voudrais vendre des génisses, lesquelles dois-je choisir ?” et il répond “Tu ne dois pas vendre de génisse”. Il ne répond aux questions que si elles vont dans son sens. A l’extrême, il impose à ce petit éleveur de démissionner du contrôle de performance parce qu’il ne fait pas ce qu'”Il” veut, en l’occurrence, “pousser” les vaches pour qu’elles fassent le plus de lait possible (véridique, hélas).
– Celui qui est jugeant. Et même s’il ne le dit pas, ça se sent fatalement. La ferme ne correspond pas à l’idée qu’il a de ce que doit être une “bonne” ferme. Les choses ne sont pas parfaites selon l’idée qu’il se fait de la perfection. L’éleveur est mauvais, d’après ses critères.
– Celui qui condamne d’emblée toute innovation, du moment qu’elle ne vient pas de lui. La ration complète, c’est nul, la mono-traite, c’est une connerie, cultiver de la luzerne, c’est des bêtises de bio, etc. Encore pire, celui qui critique chez les autres. « Ah oui, Mr Jédeuvaches s’est mis à cultiver de la luzerne ! Mais ça marchera pas son truc, c’est nul ! » (véridique aussi, re-hélas).
– Celui qui ne sait pas respecter le secret professionnel. Qui dit à tout le secteur le quota de celui-ci et le niveau d’étable de celui-là. Révèle que Monsieur vachenoire est sur le point de divorcer ou que Madame du village d’à côté est enceinte, que le GAEC Grossetête va installer un robot. Je me rappelle avoir lu (dans « La maladie de Sachs » ?) une version du serment d’Hippocrate disant qu’en aucun cas un médecin ne devait révéler ce qu’il voyait dans les maisons qu’il visitait. On devrait étendre cette obligation à tous les professionnels qui sont conduits à entrer dans l’espace privé des patients/des clients. Dans combien de salles à manger, sur combien de tables de cuisine ai-je été amenée à travailler ? Sur ce que j’ai vu, sur ce que j’ai perçu, il devrait y avoir une règle instituée : motus. De même que sur les confidences, innombrables, qu’on a pu me faire. Sachant que face aux questions indiscrètes, on peut toujours botter en touche : « Monsieur Voisin ? Oui, oui, ça fait du lait. Non, tout va bien, rien de spécial. » Et changement de sujet.
– Celui qui a peur des vaches. Ça existe, un technicien en élevage bovin qui a peur des vaches ? Oh, oui. Et plus souvent qu’on ne le croit. Là, mon garçon3, ça va pas être possible. Comment peut-on, si on a peur des vaches, aller au milieu du troupeau, s’immobiliser, les laisser s’approcher, curieuses comme elles sont et, sereinement, écouter ce qu’elles ont à dire ? On ne peut pas, la peur déconnecte l’intuition, c’est inévitable : quand on a la trouille, on n’entend rien. A partir de là, on va faire des mathématiques, pas du conseil personnalisé, parce qu’on aura fait l’impasse sur l’observation. Si ça s’arrête là, on est juste pas très bon. Si on compense par une attitude hautaine et péremptoire, on devient maltraitant. Alors non, la peur ne se commande pas, mais si on a peur des vaches, il vaut mieux choisir un autre métier.
Comment le technicien peut-il être maltraitant ? Pour cela, il faut, en face, quelqu’un qui donne prise. Or, à force de revenir dans les élevages, dix fois par ans, il finit par acquérir une certaine aura. Il voit partir les anciens (il va à l’enterrement), naitre les enfants, puis grandir, et parfois, cet enfant qu’il a vu naitre, devient à son tour son client, quand il reprend la ferme paternelle. Le conseiller entre dans la maison et finit presque par faire partie de la famille. Il est la figure de celui qui sait, qui apporte de l’extérieur l’information, la connaissance, la nouveauté. On tisse des liens personnels, à tel point qu’on n’ose plus le contredire ou lui dire que là, il prend un chemin sur lequel on ne le suit pas. On donne prise, le
dérapage devient possible.
1) Si vous voulez la liste, c’est là, juste à votre droite.
2) Et il peut être maltraité, aussi : ceux qui m’ont trouvée “nulle” et puis, quand j’ai creusé un peu, j’ai fini par apprendre, pas forcément directement d’ailleurs, que leur seul problème était que je n’étais “pas d’ici”… mais c’est une autre question.
3) Oui, tous ceux que je connais sont des garçons… (c’était la minute de féminisme)
Intéressant! on peut élargir ces réflexions sur toute relation humaine, mais ce n’est pas inutile de se demander comment certains réflexes (juger, savoir mieux que les autres, avoir peur etc) peuvent aussi nous rendre moins efficaces, voire nuisible, dans notre profession.
Je réfléchissais à ton article ce soir, pendant ma traite. (je suis de retour chez Monsieur Culotte ^^ )
Et je suis arrivée à la conclusion que certes, ça arrive d’être maltraitant ; mais faut pas oublier qu’on est humaines, nous aussi. On a des jours sans, on a nos propres soucis, et même si on fait de notre mieux, des fois, on peut/veut pas.
Je pense qu’il n’y a pas à culpabiliser ni se ronger avec ça.
En lisant ton blog, je sens bien que si ça t’est arrivé d’être comme ça, ç’a été rare, et pas “volontaire”…
J’espère que ça a été rare, oui. Mais en fait, là, je fais la différence entre ceux (ou celles) qui, ponctuellement, n’ont pas été très bons ou involontairement maltraitants et ceux (ou celles) qui sont systématiquement maltraitants. C’est quand c’est un mode de fonctionnement habituel, que c’est un problème. Heureusement, je pense (j’espère) que ce n’est pas trop courant.
rester pro, choisir les bons mots au bon moment, ne pas trop s’investir, pas facile tout ça ….
Voici un bien bel article. Cette analyse est très pertinente. Il est vrai que l’on a tendance à rester “enfermé” dans sa profession. Oui, bien sûr, on retrouve les mêmes notions dans chaque corps de métier. Je vais aller dormir après une lecture fort agréable. Merci
C’est moi qui vous remercie pour ce compliment si élogieux…