Fin septembre. Il fait beau, l’air est doux, j’ai fini ma journée tôt. Je fais un détour par chez Pierre, un éleveur ami qui se trouve sur un autre secteur que le mien, pour une petite causette à la traite. Lorsque j’arrive, je le trouve perplexe, sur la pelouse à l’entrée de la ferme, devant une vache tombée il y a quelques jours. C’est Norvège, la doyenne du troupeau, une grande Prim’Holstein qui a déjà une dizaine d’années, un âge assez avancé dans ce genre d’élevage. C’est une bonne bête, qui pose un veau chaque année sans difficulté, ne cause jamais de souci, ne fait pas parler d’elle. Et gentille, avec ça, douce à la traite, sans histoire. Il l’aime bien, c’est un peu sa vache préférée. Seulement, comme cela arrive parfois chez les vaches1, surtout dans cette race-là, elle est tombée il y a deux jours et n’a pas pu se relever. Son père et lui ont pourtant essayé de l’aider en la soulevant avec une sangle nouée au godet du tracteur. Ils ont glissé de la paille sous elle, l’ont tournée régulièrement pour que la circulation du sang ne soit pas interrompue mais leurs efforts ont été vains. Ce soir, elle s’affaiblit, ses oreilles sont froides, il faut se rendre à l’évidence. C’est fichu. Et pire, elle a commencé à souffrir. Le moment est venu de prendre la décision qui s’impose et qui consiste à mettre fin à ses souffrances, sauf que… elle est pleine et pratiquement à terme. Contacté par téléphone, le vétérinaire propose de sortir le veau avant l’euthanasie.
Pierre vient de raccrocher au moment où j’arrive et c’est cette proposition qui le laisse perplexe. Le geste le gène. Probablement le ressent-il comme un manque de respect à cet animal pour lequel il a de l’affection. Il hésite. Et puisque je suis là, ça ne rate pas, il me demande un avis. Plus facile à envisager de l’extérieur que pour celui qui est impliqué, la situation ne me semble pas très compliquée : la vache est cuite, de toute façon. Cela n’aurait aucun sens de perdre le veau en plus, s’il peut être sauvé. Qui plus est, si ce veau est une femelle, la possibilité d’avoir encore une fille de cette très bonne vache n’est pas à négliger. J’explique ce point de vue à Pierre, point de vue qui peut paraitre un peu froid mais qui était probablement ce qu’il avait envie d’entendre, puisqu’il décide de rappeller le vétérinaire pour lui dire que c’est d’accord. On ne tarde d’ailleurs pas à voir arriver la grosse voiture noire, qu’il recule près de la vache. Il l’examine rapidement et confirme le constat fait par Pierre : Norvège est en état de choc. Elle a passé le point de non retour et commencé la longue descente qui la mènera inéluctablement à la mort, malgré tous les soins que l’on pourrait lui prodiguer.
Le véto réclame deux seaux d’eau chaude et quelques bricoles. Je vois que Pierre s’est agenouillé à côté de la tête de sa vache. Il la caresse et lui parle doucement. Je n’entends pas ce qu’il dit mais je devine des paroles d’appaisement et d’adieu à la fois. Son visage est grave, ses yeux pleins d’eau. Je sais qu’il vit cette situation comme un échec et qu’il est toujours triste de voir partir un animal de cette manière. On a beau faire ce métier pour gagner sa vie, la relation avec les animaux est si constante, si forte, l’implication est si grande, au fil des heures que l’on ne compte pas, que le lien se noue, quoi que l’on fasse. Ce n’est pas le moment de le déranger alors j’embarque l’ancien avec moi pour aller chercher le matériel réclamé. Il a un peu de mal à comprendre, l’ancien, qu’on veuille parler à une vache…
Lorsque nous revenons, l’anesthésie est juste faite. Norvège est couchée sur le côté dans une position assez inconfortable pour un ruminant. Je sens la volonté du vétérinaire de ne pas faire trainer l’opération. D’un geste rapide, il incise la peau, puis les différentes membranes qui le conduisent à l’utérus, plonge son bras et pêche littéralement un veau assez petit et pas très en forme. Il était vraiment temps d’agir. Pierre et lui le suspendent prestement tête en bas pour éviter qu’il ne s’étouffe avec du liquide amniotique au cas où il en aurait avalé et pour faire affluer le sang vers le cerveau. Au passage, nous constatons que, bonne pioche, c’est une femelle. Posée par terre, elle est assez molle, ne tient pas sa tête. Pierre appuie plusieurs fois fermement sur sa poitrine pour stimuler le cœur puis la positionne bien droite, sur son sternum. J’attrape de la paille et j’entreprends de la bouchonner aussi énergiquement que je le peux. C’est ce moment crucial où tout est possible, pas question de flancher.
Pendant ce temps, le vétérinaire est retourné à la vache et je le sens insatisfait : “C’est pas normal, il est trop petit, ce veau”. Il replonge sa main dans le ventre de la vache et fouille, fouille encore, le bras jusqu’à l’épaule dans le liquide amniotique. Il s’obstine… jusqu’à ce qu’il trouve ce qu’il cherchait et ressorte son bras qui a pêché un deuxième veau. Zut ! si c’est un mâle, la femelle n’aura aucun intérêt2. Comme la fois précédente, tête en bas et… une autre femelle ! Malheureusement, elle est encore moins en forme que la première. Massage cardiaque, bouchonnage, Pierre et moi nous relayons sur l’une et l’autre pour les stimuler. L’ancien s’y met aussi, le véto nous rejoint. Il râle parce qu’il a oublié de sortir à l’avance ses médicaments pour la réanimation et maintenant, il est gluant de sang et de liquide amniotique. Je fonce vers son coffre en suivant ses indications -deuxième tiroir, à droite-, rapporte des gouttes qu’il met dans les narines des veaux pour stimuler la respiration. Mais ce n’est pas encore assez à son goût. Il enlève ses gants et sa chasuble en pestant et revient avec une seringue, pique prestement dans le cou le veau que je suis en train de frictionner. Instantanément, les mouvements de sa cage thoracique deviennent plus intenses et rapides entre mes mains, je sens le cœur battre si fort qu’on dirait bien qu’il va faire exploser ce fragile panier de petites côtes. Il pique l’autre, avec le même effet et, après quelques minutes, semble plus satisfait de la tournure des évènements. L’urgence étant passée, il décide que le moment est venu de ne pas laisser la mère souffrir plus longtemps. Je détourne les yeux. Même si c’est la seule solution raisonnable, l’acte de donner la mort n’est pas quelque chose que je regarde facilement en face. Mais très vite, c’est terminé et Norvège est partie au paradis des vaches où une place l’attend, à n’en point douter. Le vétérinaire entreprend alors de la refermer et de la recoudre soigneusement. L’équarisseur passera demain matin.
Pendant ce temps, nous avons continué à frictionner les petites. Plutôt pour les sécher, maintenant, pour faire ce travail que la mère n’aura pas pu faire après la naissance. Pierre est allé chercher du colostrum dans son congélateur et l’a mis au bain-marie pour tout à l’heure. Le soleil a disparu, le soir tombe. Le véto a terminé et réclame à pouvoir se débarbouiller. Il est vingt heures passées et… les vaches ne sont pas encore traites.
Le vétérinaire est parti. L’ancien est rentré à la maison pour la soupe. Nous sommes allés chercher les vaches, qui semblaient nous faire remarquer qu’elles avaient failli attendre. Nous avons trait rapidement, en parlant peu, moi au trempage et à l’essuyage, lui au branchement. Notre silence commun était fait de toutes les émotions que nous venions de vivre et qui nous submergeaient encore. Puis nous sommes retournés voir les petites. Il faisait maintenant complètement nuit et la température avait bien baissé. Elles allaient bien, leur respiration avait pris son rythme de croisière. L’une et l’autre étaient couchées, toujours sur leur sternum, mais déjà leurs oreilles pointaient vers le haut, l’œil était vif. Nous les avons rentrées dans le boxe de vêlage et fait boire à chacune un biberon de colostrum tiédi, sans problème. Devant leur tétée vigoureuse, sont venus, avec retard, les mots pour dire ce que nous avions éprouvé pendant cet épisode peu courant de la vie d’un troupeau.
“Quand je pense que j’ai failli euthanasier la vache sans penser à sortir le veau”.
“Oh oui, mais quand j’ai vu qu’il y en avait un deuxième, je me suis dit que ça serait trop bête que ça soit un mâle.”
“Ah lala, qu’est-ce que j’étais content que ce soit une autre femelle !”
” Bon, ben, ça fait deux filles de Norvège de plus, ça se fête !”
“Eh oui, c’est pas tout ça mais comment on va les appeler ?”
Je suis rentrée à la maison juste après, une bouteille de lait sous le bras. J’étais lasse et il était tard. En grignotant, j’ai ouvert le dictionnaire à la lettre E et envoyé un SMS à Pierre, avec une liste de noms possibles. Le lendemain, il en a choisi deux dans la liste. Et puis la vie a repris son cours. Les petites ont grandi normalement et ce sont maintenant deux grandes génisses presque adultes. Mais nous n’avons ni l’un ni l’autre oublié cette soirée particulière, dont nous reparlons parfois. Cette soirée où j’étais juste passée pour une petite causette… croyais-je.
1) Si Fourrure (ou quelqu’un d’autre qui saurait) passe par là et pouvait m’expliquer pourquoi, parfois, une vaches peut tomber sans raison apparente et sans que rien ne l’ait laissé prévoir et ne pas arriver à se relever… je n’ai jamais réussi à avoir une réponse à cette question. Sachant (là je parle pour les profanes) que si on n’arrive pas à la relever assez rapidement, elle y reste à tous les coups.
2) Dans 95 % des cas, une “jumelle de mâle” est stérile…
Récit très touchant, les 2 nénettes ont dû bien consoler Pierre.
J’espère que tout se passe bien maintenant.
Oui, en effet, il était triste, mais content aussi. Aujourd’hui, les deux nénettes sont de grandes fifilles, bientôt de belles grandes vaches. Et elles sont en pleine forme. Normal, quoi.
Magnifique récit…triste et pourtant si beau. Merci pour ce partage.
Vraiment, tu racontes trop bien…
Et quand on est dans le milieu, on comprend d’autant mieux… Norvège… Si je compte bien, en E, ça fait bien 13 ans ! ça commence à faire pour une PH…
J’avais déjà une angine, je vais pouvoir pleurer sans que ça se voie : gorge serrée, yeux mouillés… 😉
Merci encore !
Il faut que je t’avoue quelque chose : sur ce coup-là, même la vache a un pseudo. En vrai, elle avait “seulement” 12 ans… ce qui reste un âge assez vénérable pour une Prim’Holstein. C’était donc une vache de grande qualité (sinon elle serait partie bien avant).
En effet !
Pourquoi un pseudo elle aussi ? un prénom trop caractéristique ?
Un prénom un peu spécial, un éleveur ami (donc plus proche que ceux dont je parle d’habitude)… je ne fais pas de parano mais par prudence, je planque tout.
Très beau récit Philomenne, parfois elles nous énervent ces vaches que l’on côtoie tous les jours mais dans des moments comme celui là, ce n’est plus des animaux que l’on a devant soi, et on est si impuissant des fois….
Il fallait faire un choix , il a été bien fait …
Quel cadeau elle aura fait cette bonne bête , deux filles vivantes et qui le sont restées .
Il faut positiver et penser qu’il aurait pu perdre , tragique pour la vache mais qui de toute façon était à bout de ses forces ,et fin heureuse pour les jumelles .
Guy avait gardé une de ses laitières à leur départ quand il a arreté le lait, Didine de son petit nom , elle a élevé des tas de veaux et est morte de sa belle mort . On ne peut malheureusement pas agir comme ça avec toutes …
Je suis d’accord avec toi. C’est vrai que c’est triste pour la vache mais le vétérinaire était formel : il n’y avait plus rien à faire pour elle. Le choix, c’était donc soit tout perdre, soit perdre seulement la vache. Cette décision était donc la plus rationnelle, même si elle semble un peu dure sur le moment.
Très beau récit, émouvant, je comprends que tu aimes ton métier.
Tes articles sont très intéressant et c’est une presque végé qui te le dit.
Eh bien, ma chère Ludivine-presque-végé-et-pas-consommatrice-de-lait, que dire à part “merci” ?
toxémie de gestation, non ? ça semble classique sur une naissance multiple. Bref, c’est terriblement bien raconté et ça me rappelle le triste souvenir des bêtes que j’ai pu perdre… Oui : c’est bien ce sentiment d’échec qui est terrible, mais le pire, c’est cette espèce d’injustice pour l’animal qui n’a pas mérité de finir comme ça et pour lequel on n’a pas réussi à faire mieux : on s’en veut…
Je ne sais pas exactement mais l’hypothèse est plausible. Pour le reste… tout est dit. Merci.